Je ne suis pas sûre que le monde de demain soit un monde meilleur, mais avec un peu de bon sens et de raison, chacun de nous est à même de peser du bon côté de la balance.
Je me concentre et je me consacre à ce que je sais faire, à ce que je peux faire. Ma relation avec les indigènes Wounaan et Embera est importante, j’en prends conscience maintenant plus qu’avant.
Chaque fois que je téléphone, la question est invariablement la même, les femmes des villages demandent quand va venir Corina ! Cela semble la seule chose qui importe, c’est concret, tangible. On se centre sur ce qui est essentiel, le reste passera.
La pandémie ne cesse de progresser en Amérique latine mais aucun cas de COVID n’a été diagnostiqué dans les villages indigènes, on parle d’autre chose désormais, il y a l’attente de Corina et il y a surtout les cultures, la vie quotidienne qui continue.
En ce moment, hommes et femmes sont occupés à semer le riz. C’est l’aliment de base en forêt, il n’y a pas un repas sans riz. Il accompagne au mieux un morceau de viande, plus souvent des bananes ou du yucca frit.
Je sens que la crainte du virus a très nettement diminué dans les villages de forêt. La quarantaine est toujours appliquée et on ne peut pas naviguer sur le fleuve, d’un village à l’autre, mais on continue à cultiver les terres et c’est le moment de semer le riz.
Mes amis vont bien et si le réseau téléphonique nous le permet, nous conversons au minimum une fois par semaine.
J’ai essayé de me renseigner sur une autre population du Darién, une population de passage dont on ne parle presque jamais: les migrants. C’est un sujet délicat, qui semble sensible pour le gouvernement de Panama.
Avec une capacité d’accueil de 200 personnes, le centre d’accueil pour migrants de La Peñita situé dans le Darién héberge actuellement près de 2000 personnes, dont 500 enfants et adolescents. A ce jour, 43 personnes seraient infectées par le COVID. (sources ONU et CEJIL*)
Et sous ce climat tropical le COVID n’est pas le seul virus dangereux pour des populations entassées dans des camps.
Par ailleurs, à cause de la fermeture des frontières, on estime à 2500 le nombre de migrants actuellement bloqués dans la forêt de Darién. Le gouvernement du Panama a décrété la fermeture des frontières il y a maintenant plus de 60 jours.
C’est le CEJIL qui fournit ces chiffres et le gouvernement de Panama était sommé par ce même organisme de présenter une information sur la situation à la Corte Interamericana de Derechos Humanos (Inter-american Court of Human Rights). Le CEJIL réclame depuis le début de l’épidémie des mesures de protection en faveur de ces populations.
Il faut savoir que tout migrant interpellé dans le Darién est immédiatement placé en détention pour une durée indéterminée.
Mais vous ignoriez probablement la présence de migrants dans cette forêt dense …
Le Darién est réputé pour être la forêt la plus impénétrable d’Amérique, la plus dangereuse aussi, on parle du « bouchon » du Darién, on l’appelle aussi l’enfer vert.
Comme vous le savez, la route transaméricaine, qui va de l’Alaska à la terre de feu est ici interrompue, cet espace est resté absolument vierge.
Pourtant cela n’arrête pas ces personnes en provenance d’Ethiopie, Somalie, Cameroun, Inde, Congo, Bangladesh ou encore du Yémen, qui se lancent dans ce périple pour rejoindre l’Amérique et le Canada.
Beaucoup meurent dans le Darién, d’épuisement, de noyade, de piqûres de serpent, … ils ne savent pas ce qui les attend et beaucoup de ceux qui survivent à cette expérience disent qu’ils ont ici connu l’enfer, la part la plus terrible de leur périple vers l’eldorado.
Ils sont nombreux à perdre la vie dans ces quelques kilomètres de forêt.
Pour traverser la forêt avec leurs passeurs, ils empruntent des pirogues mais une partie du voyage doit s’effectuer à pieds. Ni route, ni chemin il faut avancer dans la forêt tropicale la plus profonde. Victimes des passeurs qui les abandonnent à leur sort, les migrants vont entamer ici la partie la plus sombre de leur voyage. Ceux qui sont arrêtés ou sauvés par le SENAFRONT, la police affectée à la surveillance de cet espace frontalier à la limite de la Colombie, ont survécu à un périple épuisant de 4 à 7 jours de marche au minimum dans des conditions extrêmes.
Dès qu’ils auront repris quelques forces, ils remonteront jusqu’à la frontière du Costa Rica avec le Nicaragua, puis là, leur trace se perd.
J’ai entendu de terribles et tristes histoires sur ces traversées.
Il y a sept ans quand je suis arrivée pour la première fois dans cette région et que j’ai rencontré des migrants échoués là, j’ai été très surprise, je n’imaginais pas que les filières de l’émigration passaient par cette forêt.
Aujourd’hui je pense à tous ces hommes, à ces femmes et à ces enfants, immobilisés, sans ressources, prisonniers de la forêt, dans l’attente de l’ouverture de la route vers un futur meilleur.
Sources :
ONU Info
CEJIL : centro por la justicia y el derecho internacional