Les conditions de fabrication des masques sont de plus en plus difficiles. Déforestation, changement climatique et drame humanitaire, nos artisanes et leurs familles sont les derniers témoins d’une culture ancestrale.
Il y a seulement dix ans lorsque j’ai commencé à pénétrer dans la jungle du Darién et à vivre avec les familles indigènes, j’ai rencontré des personnes heureuses.
Les femmes allaient encore librement avec un pagne autour des reins, les seins nus.
Ce n’est plus le cas dix ans plus tard. De la même façon, je suis choquée aujourd’hui de voir des enfants de six ou huit ans scolarisés qui ne peuvent plus vraiment communiquer avec leurs grands parents qui ne parlent que le dialecte Emebera alors que ces jeunes enfants ne parlent eux, que la langue espagnole.
Ils ne connaitront pas, ou mal, les mythes et légendes de leur peuple, ils oublieront ces sonorités et les noms des esprits bons ou mauvais qui rodent dans la forêt tropicale. Le chamanisme a également reculé. On continue a faire de la « brujería » pour soigner les maux petits et grands, et tout le monde est un peu sorcier ou rebouteux quand il s’agit de calmer les vomissements d’un bébé ou plus tragiquement une maladie grave et incurable.
Mais le rituel chamanique tel qu’il existait il y a cinquante ans est peu pratiqué. Heureusement il se maintient malgré tout.
Qu’est-ce qui a changé en seulement dix ans ?
Le changement climatique
Le changement climatique tout d’abord se fat sentir. L’agriculture doit s’y adapter, on ne peut pas toujours naviguer facilement car le manque d’eau rend les rivières (seules voies de communication) parfois difficilement navigables. La vie quotidienne devient donc plus compliquée pour ces populations qui vivent de l’agriculture, de la pêche et de la chasse. De même, le matériel pour réaliser les masques devient plus rare et sa collecte oblige à de longues heures de navigation. Il faut aller le chercher de plus en plus loin.
La déforestation
Aussi incroyable que cela paraisse, cette jungle tropicale, ce poumon au cœur de l’Amérique centrale est convoité par les « ganaderos », les éleveurs de bétail.
En 10 ans, cette région a été colonisée par des exploitations d’élevage de bétail, abattant les arbres, brûlant la forêt, accidentellement ou volontairement et asséchant des territoires pour les convertir en pâturages.
De nombreux affrontements ont eu lieu entre les indigènes et les « colons » comme on les appelle, venus du centre de l’isthme de Panama.
La cerise sur le gâteau c’est la concession offerte aux entreprises asatiques depuis des années pour l’extraction des bois tropicaux. Une calamité. J’ai vu de mes yeux ces convois de troncs d’arbres majestueux, coupés et en route vers le port pour être expédies et transformés en Asie. Je n’ai aucune idée du volume, mais j’ai pu constater par moi-même combien la forêt recule.
Pour faciliter l’accès aux exploitations des éleveurs et aux camions des entreprises dédiées à l'exportation du bois troical, la route a été améliorée.
Auparavant, quand je partais pour la jungle, je quittais la ville avant l’aube vers 5heuers du matin et il nous fallait huit heures de route puis de piste pour arriver au premier port.
Cette route aujourd’hui permet le transport du bétail et des troncs de teck, balsa, cocobolo …elle est bien meilleure et cela va devenir une tentation nouvelle pour les jeunes indigènes. Aller chercher un emploi à la ville, de balayeur, dans la construction, de jardinier peut-être. Quitter la forêt tropicale, ses oiseaux, ses mystères, vivre pauvrement dans des quartiers misérables et dangereux, mais en ville.
Jusqu’à présent, contrairement à de nombreuses autres tribus, les tribus Embera sont restés sur leurs lieux de vie originels car leur vie n’y était pas mauvaise. Certes la région a toujours été extrêmement dangereuse mais aujourd’hui tout s’accélère-
Les migrants
Cette accélération que personne n’avait prédit vient principalement de la migration de population vers les Etats Unis, à 8000 kilomètres de là.
Ce drame humanitaire qui se joue dans cette région d’Amérique centrale est d’une ampleur effroyable.
Les migrants arrivent d’Ethiopie, d’Inde, d’Iran et ces dernières années de Haïti et du Venezuela principalement.
Ils étaient 248 000 en 2022 ils sont 520 000 en 2023.
Il y a deux routes pour traverser cette jungle et l’une des routes arrive dans une toute petite communauté indigène.
Beaucoup y laissent leur vie car la jungle est particulièrement dangereuse, il faut entre 5 et 10 jours de marche pour traverser le « bouchon du Darien », au milieu des insectes, reptiles et animaux sauvages, sans route ni piste.
On parle également beaucoup de violences, de viols et de vols.
Pour les populations locales ce phénomène est un choc, mais tout le monde essaie d’en tirer profit.
Outre le drame humanitaire, ce phénomène accélère la disparition de la communauté indigène car jusqu’à 1000 à 1500 migrants arrivent chaque jour dans une communauté initialement de 300 à 400 personnes. C’est un raz de marée que personne n’avait anticipé.
L’eau de la rivière n’est plus potable dans certains lieux, or la rivière est la source de vie pour les populations locales. La consommation d’alcool commence à apparaitre dans les communautés indigènes, avec des dégâts évidents sur ces populations.
Malgré tout, je continue ; je poursuis ma quête de la beauté au milieu de ce chaos. Je maintiens des groupes d’artisanes dans plusieurs villages et, fortes de nos dix ans de collaboration, nous produisons des pièces de plus en plus belles et sophistiquées.
Si nous ne pouvons pas changer le monde, nous avons la possibilité de le rendre plus beau et ceux et celles qui veulent travailler avec moi y contribuent.
Et nous sommes fières de notre projet.